lundi 17 juin 2013

D é p a r t

 Paris, 11ème, printemps 2013


[SCÈNE DE LA VIE QUOTIDIENNE] Il la regarda s’éloigner. Elle lui sourit dans un dernier regard, juste avant d’être avalée par le flot de personnes qui descendaient et montaient dans ce métro. Un sourire triste. Elle avait beau relever le menton  et se donner un air fier, des flammes (des larmes ?) dansaient dans ses pupilles et criaient ses regrets.

Elle était consciente que ses expressions dissimulaient mal son émotion. Mais il était plus facile, plus poli, plus convenable pour qu’aucun des deux ne perde la face, que ces simulacres tiennent lieu d’adieux. Que personne ne s’effondre, merci, il peut arriver pire dans la vie.

Elle avait souri : il sentait la mascarade, et il s’en satisfaisait. Il chercha à se convaincre, d’ailleurs, que si elle avait souri, c’est qu’elle n’allait pas si mal, c’est que ce n’était pas si grave. Il soupira : il regrettait de la voir dans cet état, la situation ne lui plaisait pas non plus, lui aussi doutait de leur relation, de lui, de tout. C’était comme ça, point ! Laissons le temps (le destin ?) faire les choses, et voilà.

Métro parisien, ligne 9

Le signal lumineux. La sonnerie. Les portes qui claquent en se refermant. Les silhouettes des voyageurs restés à quai qui se distendent avec la vitesse puis disparaissent. Elle souriait encore. Triste. Mais les larmes ne venaient pas. Elle était allée à ce rendez-vous déjà résignée, assez sûre qu’ils ne s'écouteraient pas (plus ?): la discussion avait été naturelle, complice, apaisée ! Mais ce n’était que des mots qui meublent, qui font mine d’analyser les problèmes raisonnablement, tout en faisant manifestement semblant de ne pas voir l’iceberg. Naufrage imminent. Tant pis… Aucun des deux ne se comprenait-il vraiment ? Le métro filait.

Il était ressorti de la station, il rentrait à pied. Il remit ses écouteurs. C’était con, parfois, la vie.

. . .

"But i leave my way, and i smile" Nora Fadlaoui, Look Out For Hope


Look out for hope* par OrianaFluoda

*Parmi mes textes se cachent aussi des chansons – écrites la nuit, dans le métro, ou aux terrasses des cafés en attendant mes amis en retard. "Look Out For Hope" est ma première collaboration, avec à la composition et au chant, la très douée Nora Fadlaoui (gardez bien ce nom en tête!).

[photos: L.D Tous droits réservés]

lundi 3 juin 2013

Fake American Dream

[CARNET DE ROUTE]



"Hé toi, ça va ?"

La femme qui m’aborde a une quarantaine d’années. De grands yeux verts clairs, des cheveux blonds mi-longs, décoiffés.

Il est 16 heures et une longue file commence à s’étendre le long du Miami Rescue Mission, sorte de Secours Populaire américain. Tous les jours, le centre distribue « la soupe » gratuitement.

Je suis assise sur le trottoir, discrète… Le caméraman est un peu plus loin, essayant de laisser apprivoiser sa caméra aux gens du quartier. L’air est électrique. On nous apostrophe, on se méfie… Que viennent chercher deux étrangers ici ?

"C’est juste que je n’aime pas voir une fille seule ici."

Ce jour-là, Virginia est la seule femme Blanche venue chercher à dîner. Elle regarde avec dédain les autres, des hommes en grande majorité, Afro-Américains pour la plupart.

"Ils te bousculent, ils te maltraitent si tu n’es pas de leur clan. Je n’ai rien à voir avec ces gens."

Virginia est diplômée, a eu quatre business, n'a "rien d'une alcoolique ni d'une junkie."

La vie l’a mise à la rue, et elle n’en peut plus de la vie. Son compagnon, chapeau de cowboy blanc vissé sur la tête, la regarde de loin me raconter son histoire, l’air résigné…

Elle vit depuis trois ans dans la rue. Un jour, la roue économique a tourné et son business n’a plus marché, elle a dû mettre la clé sous la porte, elle a manqué d’argent, elle ne pouvait plus payer son loyer. Elle a vécu dans sa voiture jusqu’à ce que les policiers la lui prennent. Je n’ai pas compris le motif. Elle s’est opposée, ils l’ont brutalisée.

"Les flics nous poussent à la violence, ils sont violents, on devient haineux. On nous pousse au crime, je comprends les gens qui deviennent meutriers ! C’est trop dur ici."

La suite s’est jouée dans la rue. Virginia est venue du Michigan en Floride. La misère sous le soleil…
Elle n’a personne d’autre que son compagnon. "Je tiens pour lui. Je me suiciderais s’il n’était pas là."

Ses yeux verts ne me lâchent pas. "Tu me comprends ? C’est comment en France ? Toi tu fais quoi ?"

On lui a volé son portable. Alors elle a perdu l’unique numéro de téléphone auquel elle tenait, celui de son père, 70 ans, seul membre de sa famille pour qui elle s'inquiète... Elle se met à pleurer.

"I’m tired. I’m tired of life."

Dans la foule des gens qui attendent que les portes s’ouvrent, il y a quelques visages croisés le matin alors que j’étais en reportage dans la clinique sociale toute proche.

J’y avais suivi Mark. 
Mark était cuisinier à Fort Lauderdale (Floride), avant d’avoir un accident de voiture. Une jambe fracturée et une voiture immobilisée plus tard, il a perdu son travail. Plus d’argent, plus d’appartement, la rue. Descente américaine.

Mark avait accepté de me raconter son histoire, mais je ne sais pas s’il en avait vraiment envie. Son regard gentil cachait une montagne de timidité  -- montagne au sens propre, étant donnée la taille colossale de Mark. L’équipe du Miami Rescue Mission, qui conduit des programmes de réinsertion, l’avait promu à la « sécurité ». Pour faire simple, Mark surveille la salle d’attente de la clinique, joue les vigiles d’une cour des miracles qu’on a du mal à imaginer enflammée et volubile – le jour de notre visite, seulement deux patients dans la salle, dont un unijambiste – en échange de quoi, le Miami Rescue Mission lui offre gîte (le dortoir commun) et le couvert.

16h15, la longue file de zombies, pauvres, sans-abris, junkies, familles avec enfants se met en branle. 

Daisy regarde de loin. Daisy, dominicaine nonchalante -- ou noncha-lente, c'est selon – était mon contact au Miami Rescue Mission. Cette petite femme d'une quarantaine d'années illustre à elle seule les paradoxes du "charity care" à l’américaine : contente de me faire faire le tour, mais il ne fallait pas que ça prenne trop de temps… Si nous l’avions écoutée, nous aurions dû sortir la caméra tout de suite, faire nos plans sans nous présenter et repartir de la même façon. Ambiance « bienvenue au zoo des pauvres ». Contente de me vanter les qualités des programmes de réinsertion du centre mais agacée dès qu’un des résidents vient lui adresser la parole. 

On nageait en plein prosélytisme chrétien, "amour et sens de la communauté" et en même temps, Daisy ne concevait pas qu’on ne trouve plus la force ni la foi d’essayer de s’en sortir. Son discours semblait nous dire que si tout à coup tu dégringoles de l'échelle sociale, c'est de ta faute, et si tu n’arrives pas à t’en sortir, c’est de ta faute aussi. Eux proposent des programmes, si tu le veux vraiment, c’est facile. Je reste perplexe.

Un vieux Cubain vient interrompre ma conversation avec Daisy pour nous raconter qu’il fait des rêves prémonitoires. Que l'on se méfie, le dernier disait que Clinton serait bientôt assassiné. Il avait appelé la police pour les prévenir mais personne ne voulait le prendre au sérieux. Daisy le renvoie sèchement, en espagnol, dans la file.

Les plus jeunes sont en bout de queue. Ils ont une trentaine d’années. L’un d’eux a des yeux bleus en amande magnifiques. Fin, mat de peau, un sourire d’errance. Camé. Il me demande ma « major » à l’université (ma « spécialité »). Il me demande d’où je viens. Il me parle de Nicolas Sarkozy. Il plane et disparaît comme les autres dans le centre. 

En quarante minutes, il n’y a plus personne dans la rue du Wynwood District.




[photos: L.D. Tous droits réservés]