-Partir !
-Ca je sais, merci.
Tu vas où?
-Tu m'accompagnes?
Si tu viens avec moi, je te donne le programme: il est question de pirogues à pêcheurs
et de plages ensoleillées. Les couchers de soleil y sont roses. On se douche au
seau d'eau froide en revanche. Mais tu ne viendras pas, alors peu importe.
-Tu dramatises
toujours."
Elle sourit: "Oui c'est ma spécialité. On se revoit
quand?"
Il avait refusé de
répondre. C’était le deal en même temps : chacun devait choisir une
destination lointaine et partir, seul, pendant plusieurs jours. « Une
pause pour faire le point » comme dit l’euphémisme, et se confronter
au fait de ne pas pouvoir compter sur l’autre, le "double" --
quatre ans déjà qu’ils étaient ensemble.
Depuis c’était devenu un
jeu : ils se demandaient à tour de rôle où ils iraient et pour faire quoi.
C’était son idée, à elle ; il avait trouvé ça stupide et déraisonnable. Il pressentait un voyage roots, dont le décalage horaire empêcherait toute
communication ; il l’imaginait dans un pueblo perdu d’Amérique Latine… Mauvaise
pioche, pensait-elle à part elle. Elle le voyait, lui, dans un pays nordique,
urbain, où il aurait tout à loisir de passer des nuits à sortir et à "sociabiliser" ("tu me vois passer chaque instant de mon temps à draguer… tu vis dans un
cliché" s’était-il agacé).
Les amis aussi avaient
grimacé : "C’est un break de riches". Ca l’avait mis mal à l’aise. Elle aussi, si prompt d'ordinaire à s’angoisser de l’avenir.
Mais elle avait haussé les épaules en souriant, un peu gênée : "Peut-être.
On va dire que ce sont des vacances, si ça vous choque moins." Dans le
métro, elle avait jeté un "on les emmerde" carnassier. Il avait
souri : elle savait passer de la douceur incarnée à la peste intolérante
en trente secondes chrono. Cette petite chose toute douce se révoltait du regard, crachait des mots
assassins contre le monde entier… et en culpabilisait l’instant suivant.
La suite c’était là maintenant,
la veille du départ. Ce dernier dîner tous les deux. Envolés les derniers mois
d’incompréhension, les rancœurs et les tensions. Dans l’urgence de profiter, la
fin rend complice.
"On se revoit quand ?"
répéta-t-elle.
-Ca va être bien, éluda-t-il. On se raconte au retour."
* * *
Il était 10 heures passées quand les couleurs de Nagari Sungai Pinang se dessinèrent devant elle.
Après deux heures de route, dont une partie passée à sauter sur la banquette
arrière du truck, remuée par les nids-de-poules et crevasses boueuses de la
route, elle sortit de la voiture, chancelante, la boule au ventre – sorte de
mécanisme hérité de l’enfance à l’arrivée dans un lieu inconnu.
Il faisait grand
soleil, il faisait chaud bien sûr, et déjà, elle était accueillie à la Guest
House. On lui confia son bungalow, on lui indiqua l’heure approximative des
repas, et elle se retrouva là, à contempler l’eau depuis sa cahute sur pilotis.
Le long de la
plage, des petits garçons chahutaient dans l’eau, les hommes remontaient les
bateaux de pêche. Elle parcouru le village et croisa quelques visages
silencieux… Les regards étaient méfiants. Seuls les enfants s’approchèrent et la
suivirent en criant en anglais : "Hello what’s your
name ?" ; question à laquelle elle répondit dans un indonésien
approximatif. Ils rirent.
Le lieu était
idyllique mais ne se laisserait pas apprivoiser si facilement. Trois bungalows
et une guest house: à cette période de l'année, ils étaient moins d’une dizaine de
touristes. Une partie de l’argent perçu servait au développement du village. Cependant, aux regards suspicieux croisés, le projet n’était pas encore totalement
bien accepté par tous les habitants.
Difficile de faire
plus dépaysant. Elle trempa ses pieds dans l'eau -- les pieds, car traditions obligent, les femmes n'étaient pas autorisées au maillot de bain bikini sur la plage longeant le village, il fallait se rendre sur des zones plus isolées. Là, sous la lumière crue et vive, limite
insupportable, du soleil, SON absence lui fut soudain insupportable. La boule
au ventre était montée à la gorge : pleurer dans un décor de rêve, c’était
à la fois cinématographique et ridicule.
Et puis la
mélancolie disparut… les trente cinq degrés et l’eau transparente y aidèrent
pas mal. La tristesse laissa place à une seule certitude : lui, c’était LUI. "Cheesy",dirait-il s'il l'entendait penser. Bon,
une fois ce constat accepté, il fallait faire avec l’angoisse de songer que peut-être
son voyage à lui, lui démontrerait le contraire… Et l’instant suivant, elle
jetait ces considérations dans l’océan bleu qui venait lécher les pilotis du
bungalow.
Les trajets sur les embarcations étroites des pêcheurs
souriants finirent de la conquérir, à l'heure où les sommets nuageux de Sumatra s’assombrissaient
sous le sunset mauve.
La Guest House semblait
une bulle, où les jeunes guides bavardaient facilement, à la différence des
autres habitants. Le soir venu, même les réserves polies tombaient ; ils
se moquaient gentiment, et charmaient à la guitare. Le temps s’étirait longuement au bout du monde.
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