vendredi 13 décembre 2013

(Parenthèse)



"Qu'est-ce que tu penses faire?"
-Partir ! 
-Ca je sais, merci. Tu vas où? 
-Tu m'accompagnes? Si tu viens avec moi, je te donne le programme: il est question de pirogues à pêcheurs et de plages ensoleillées. Les couchers de soleil y sont roses. On se douche au seau d'eau froide en revanche. Mais tu ne viendras pas, alors peu importe.
-Tu dramatises toujours." 
Elle sourit: "Oui c'est ma spécialité. On se revoit quand?"

Il avait refusé de répondre. C’était le deal en même temps : chacun devait choisir une destination lointaine et partir, seul, pendant plusieurs jours. « Une pause pour faire le point » comme dit l’euphémisme, et se confronter au fait de ne pas pouvoir compter sur l’autre, le "double"  -- quatre ans déjà qu’ils étaient ensemble. 

Depuis c’était devenu un jeu : ils se demandaient à tour de rôle où ils iraient et pour faire quoi. C’était son idée, à elle ; il avait trouvé ça stupide et déraisonnable. Il pressentait un voyage roots, dont le décalage horaire empêcherait toute communication ; il l’imaginait dans un pueblo perdu d’Amérique Latine… Mauvaise pioche, pensait-elle à part elle. Elle le voyait, lui, dans un pays nordique, urbain, où il aurait tout à loisir de passer des nuits à sortir et à "sociabiliser" ("tu me vois passer chaque instant de mon temps à draguer… tu vis dans un cliché" s’était-il agacé). 

Les amis aussi avaient grimacé : "C’est un break de riches". Ca l’avait mis mal à l’aise. Elle aussi, si prompt d'ordinaire à s’angoisser de l’avenir. Mais elle avait haussé les épaules en souriant, un peu gênée : "Peut-être. On va dire que ce sont des vacances, si ça vous choque moins." Dans le métro, elle avait jeté un "on les emmerde" carnassier. Il avait souri : elle savait passer de la douceur incarnée à la peste intolérante en trente secondes chrono. Cette petite chose toute douce se révoltait du regard, crachait des mots assassins contre le monde entier… et en culpabilisait l’instant suivant. 

La suite c’était là maintenant, la veille du départ. Ce dernier dîner tous les deux. Envolés les derniers mois d’incompréhension, les rancœurs et les tensions. Dans l’urgence de profiter, la fin rend complice. 

"On se revoit quand ?" répéta-t-elle.
-Ca va être bien, éluda-t-il. On se raconte au retour."

*                                 *                                 *

Il était 10 heures passées quand les couleurs de Nagari Sungai Pinang se dessinèrent devant elle. Après deux heures de route, dont une partie passée à sauter sur la banquette arrière du truck, remuée par les nids-de-poules et crevasses boueuses de la route, elle sortit de la voiture, chancelante, la boule au ventre – sorte de mécanisme hérité de l’enfance à l’arrivée dans un lieu inconnu.

Il faisait grand soleil, il faisait chaud bien sûr, et déjà, elle était accueillie à la Guest House. On lui confia son bungalow, on lui indiqua l’heure approximative des repas, et elle se retrouva là, à contempler l’eau depuis sa cahute sur pilotis. 


Le long de la plage, des petits garçons chahutaient dans l’eau, les hommes remontaient les bateaux de pêche. Elle parcouru le village et croisa quelques visages silencieux… Les regards étaient méfiants. Seuls les enfants s’approchèrent et la suivirent en criant en anglais : "Hello what’s your name ?" ; question à laquelle elle répondit dans un indonésien approximatif. Ils rirent.

Le lieu était idyllique mais ne se laisserait pas apprivoiser si facilement. Trois bungalows et une guest house: à cette période de l'année, ils étaient moins d’une dizaine de touristes. Une partie de l’argent perçu servait au développement du village. Cependant, aux regards suspicieux croisés, le projet n’était pas encore totalement bien accepté par tous les habitants.


Difficile de faire plus dépaysant. Elle trempa ses pieds dans l'eau -- les pieds, car traditions obligent, les femmes n'étaient pas autorisées au maillot de bain bikini sur la plage longeant le village, il fallait se rendre sur des zones plus isolées. Là, sous la lumière crue et vive, limite insupportable, du soleil, SON absence lui fut soudain insupportable. La boule au ventre était montée à la gorge : pleurer dans un décor de rêve, c’était à la fois cinématographique et ridicule. 

Et puis la mélancolie disparut… les trente cinq degrés et l’eau transparente y aidèrent pas mal. La tristesse laissa place à une seule certitude : lui, c’était LUI. "Cheesy",dirait-il s'il l'entendait penser. Bon, une fois ce constat accepté, il fallait faire avec l’angoisse de songer que peut-être son voyage à lui, lui démontrerait le contraire… Et l’instant suivant, elle jetait ces considérations dans l’océan bleu qui venait lécher les pilotis du bungalow. 


Les trajets sur les embarcations étroites des pêcheurs souriants finirent de la conquérir, à l'heure où les sommets nuageux de Sumatra s’assombrissaient sous le sunset mauve.

La Guest House semblait une bulle, où les jeunes guides bavardaient facilement, à la différence des autres habitants. Le soir venu, même les réserves polies tombaient ; ils se moquaient gentiment, et charmaient à la guitare. Le temps s’étirait longuement au bout du monde.


[textes et photos: L.D - tous droits réservés]




Soundtrack 
Warpaint "Love is to die"

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