[CARNET DE ROUTE]
"Hé toi, ça va ?"
La femme qui m’aborde a une quarantaine d’années. De grands yeux
verts clairs, des cheveux blonds mi-longs, décoiffés.
Il est 16 heures et une longue file commence à s’étendre le long
du Miami Rescue Mission, sorte de Secours Populaire américain. Tous les jours,
le centre distribue « la soupe » gratuitement.
Je suis assise sur le trottoir, discrète… Le caméraman est un
peu plus loin, essayant de laisser apprivoiser sa caméra aux gens du quartier. L’air
est électrique. On nous apostrophe, on se méfie… Que viennent chercher deux
étrangers ici ?
"C’est juste que je n’aime pas voir une fille seule
ici."
Ce jour-là, Virginia est la seule femme Blanche venue chercher à
dîner. Elle regarde avec dédain les autres, des hommes en grande majorité,
Afro-Américains pour la plupart.
"Ils te bousculent, ils te maltraitent si tu n’es pas de
leur clan. Je n’ai rien à voir avec ces gens."
Virginia est diplômée, a eu quatre business, n'a "rien
d'une alcoolique ni d'une junkie."
La vie l’a mise à la rue, et elle n’en peut plus de la vie. Son
compagnon, chapeau de cowboy blanc vissé sur la tête, la regarde de loin me
raconter son histoire, l’air résigné…
Elle vit depuis trois ans dans la rue. Un jour, la roue
économique a tourné et son business n’a plus marché, elle a dû mettre la clé
sous la porte, elle a manqué d’argent, elle ne pouvait plus payer son loyer.
Elle a vécu dans sa voiture jusqu’à ce que les policiers la lui prennent. Je n’ai pas compris le motif. Elle s’est opposée, ils l’ont
brutalisée.
"Les flics nous poussent à la violence, ils sont violents,
on devient haineux. On nous pousse au crime, je comprends
les gens qui deviennent meutriers ! C’est trop dur ici."
La suite s’est jouée dans la rue. Virginia est venue du Michigan
en Floride. La misère sous le soleil…
Elle n’a personne d’autre que son compagnon. "Je tiens
pour lui. Je me suiciderais s’il n’était pas là."
Ses yeux verts ne me lâchent pas. "Tu me comprends ?
C’est comment en France ? Toi tu fais quoi ?"
On lui a volé son portable. Alors elle a perdu l’unique numéro
de téléphone auquel elle tenait, celui de son père, 70 ans, seul membre de sa
famille pour qui elle s'inquiète... Elle se met à pleurer.
"I’m tired. I’m
tired of life."
Dans la foule des gens qui attendent que les portes s’ouvrent,
il y a quelques visages croisés le matin alors que j’étais en reportage dans la
clinique sociale toute proche.
J’y avais suivi Mark.
Mark était cuisinier à Fort Lauderdale (Floride), avant d’avoir
un accident de voiture. Une jambe fracturée et une voiture immobilisée plus
tard, il a perdu son travail. Plus d’argent, plus d’appartement, la rue.
Descente américaine.
Mark avait accepté de me raconter son histoire, mais je ne sais
pas s’il en avait vraiment envie. Son regard gentil cachait une montagne de timidité
-- montagne au sens propre, étant donnée
la taille colossale de Mark. L’équipe du Miami Rescue Mission, qui conduit des
programmes de réinsertion, l’avait promu à la « sécurité ». Pour
faire simple, Mark surveille la salle d’attente de la clinique, joue les
vigiles d’une cour des miracles qu’on a du mal à imaginer enflammée et volubile
– le jour de notre visite, seulement deux patients dans la salle, dont un
unijambiste – en échange de quoi, le Miami Rescue Mission lui offre gîte (le
dortoir commun) et le couvert.
16h15, la longue file de zombies, pauvres, sans-abris, junkies,
familles avec enfants se met en branle.
Daisy regarde de loin. Daisy,
dominicaine nonchalante -- ou noncha-lente, c'est selon – était mon contact au
Miami Rescue Mission. Cette petite femme d'une quarantaine d'années illustre
à elle seule les paradoxes du "charity care" à l’américaine : contente de me faire faire le tour, mais il ne fallait pas que
ça prenne trop de temps… Si nous l’avions écoutée, nous aurions dû sortir la
caméra tout de suite, faire nos plans sans nous présenter et repartir de la
même façon. Ambiance « bienvenue au zoo des pauvres ». Contente de me vanter les qualités des programmes de réinsertion
du centre mais agacée dès qu’un des résidents vient lui adresser la parole.
On
nageait en plein prosélytisme chrétien, "amour et sens de la
communauté" et en même temps, Daisy ne concevait pas qu’on ne trouve plus
la force ni la foi d’essayer de s’en sortir. Son discours semblait nous dire
que si tout à coup tu dégringoles de l'échelle sociale, c'est de ta faute, et si
tu n’arrives pas à t’en sortir, c’est de ta faute aussi. Eux proposent des programmes,
si tu le veux vraiment, c’est facile. Je reste perplexe.
Un vieux Cubain vient interrompre ma conversation avec Daisy
pour nous raconter qu’il fait des rêves prémonitoires. Que l'on se méfie, le dernier disait que Clinton serait bientôt assassiné. Il avait appelé la police pour les prévenir mais
personne ne voulait le prendre au sérieux. Daisy le renvoie sèchement, en
espagnol, dans la file.
Les plus jeunes sont en bout de queue. Ils ont une trentaine d’années.
L’un d’eux a des yeux bleus en amande magnifiques. Fin, mat de peau, un sourire
d’errance. Camé. Il me demande ma « major » à l’université (ma « spécialité »).
Il me demande d’où je viens. Il me parle de Nicolas Sarkozy. Il plane et
disparaît comme les autres dans le centre.
En quarante minutes, il n’y a plus
personne dans la rue du Wynwood District.
[photos: L.D. Tous droits réservés]
ça fait froid dans le dos! tel que tu le racontes (merveilleusement bien), on a l'impression d'y être...
RépondreSupprimer